Ukraine, réflexions et questions à chaud. III

1. La guerre. Raymond Aron rappelait qu’il faut toujours observer comment les Hommes font la guerre, cela en dit long sur ce qu’ils sont et là où ils en sont. Les observateurs compétents sont formels : depuis le début de l’invasion, l’armée russe n’a pas tiré une seule munition guidée. Pour beaucoup, les projectiles sont de l’époque soviétique. La technique de bombardement est sommaire et dévastatrice pour les civils. De l’autre côté, les agences de renseignement américaines mettent à disposition des forces ukrainiennes, plusieurs fois par heure, leur énorme capacité d’observation et de traitement du signal. C’est l’explication de la défaite tactique de l’armée russe. Après bientôt un mois de combats, la défense aérienne ukrainienne persiste. Sans appui aérien, les longues colonnes de blindés offrent des cibles faciles pour les armes antichars dont les forces ukrainiennes sont désormais massivement pourvues. Le constat est sans appel : l’armée russe n’a pas accédé au stade de la numérisation et de l’intelligence artificielle qui, a contrario, irrigue le champ de bataille des Occidentaux. Quel que soit le résultat politique, elle sortira déclassée de la guerre, et honteuse de la seule option à sa portée : s’acharner sur les civils. Plus profondément, il y a plus d’intelligence artificielle d’un côté parce qu’il y a plus de liberté d’entreprendre et... de liberté tout court.

2. La géopolitique. Comme toutes les guerres d’échelle continentale la guerre en Ukraine accélère la tectonique du terrain géopolitique. De petites failles deviennent béantes, de nouvelles solidarités effacent les distances, la structure de la surface est modifiée (les relations internationales). La première déformation concerne les Etats-Unis. S’ils agissent militairement, leur positionnement politique est plus ambigu. Les EU sont imprégnés de l’héritage de Trump qui envisageait sérieusement de quitter l’OTAN et, avant lui, d’une défiance croissante envers les alliances. Biden n’a pas les moyens politiques d’inverser la tendance. L’Europe a assimilé la nouvelle donne. La force de sa réaction frappe les observateurs. Cette guerre sera l’un des tournants vers plus de solidarité, d’autonomie et de puissance européenne. 

L’Europe redevient l’épicentre d’un conflit d’ampleur mondiale. Le glissement s’observe physiquement. Si l’Ukraine est annexée, la Russie récupèrera l’avantage territorial savamment mis en place par Staline. En annexant la Ruthénie subcarpatique (aujourd’hui en Ukraine) il créait des frontières directes entre l’URSS, la Tchécoslovaquie et la Hongrie ainsi qu’avec la Roumanie (frontalière depuis l’occupation, en 1940, de la Bucovine du nord et de la Bessarabie -aujourd’hui Moldavie). Exception faite de la Bulgarie et si l’on ajoute le satellite biélorusse, Poutine sera directement sur les frontières de tous les Etats qui ont rejoint l’OTAN à partir de 1994 ; avec la palette de pressions physiques que l’on peut imaginer (stationnement de troupes et d’armements, incidents de frontières, revendications des minorités russophones ; etc.).

Il y a quantité d’autres déformations liées au conflit. Plusieurs viennent de l’approfondissement des effets du retrait des Etats-Unis de leur rôle régulateur. L’exemple le plus frappant est l’Arabie Saoudite qui fait passer l’alliance OPEP+, où son partenaire privilégié est la Russie, avant son alliance fondatrice avec Washington. Il faut lire la récente interview du prince héritier par le magazine The Atlantic. Quand on lui demande si Joe Biden, qui ne l’a jamais appelé, se trompe sur son compte, MBS répond « simply, I do not care »[1]. On aurait peiné, il n’y a pas si longtemps, à imaginer le dirigeant saoudien dire publiquement qu’il n’a rien à f… de ce que pense le président des Etats-Unis !

Le comportement de la Chine est scruté et finement analysé. Elle ne risquera pas son prestige pour une Russie dont elle jamais eu une très haute opinion et qui a dérogé aux règles les plus élémentaires de la puissance. Au mieux, elle la soutiendra comme la corde soutient le pendu. Il y a une carte à jouer pour les Occidentaux, surtout les Européens dont c’est l’ADN diplomatique : intégrer Pékin dans une sorte de concert, c’est-à-dire un fonctionnement collectif entre acteurs étatiques qui permet l’apaisement des tensions autour de la notion clé d’équilibre. Un concert d’un type nouveau puisqu’il n’y aura pas la proximité culturelle qui facilitait les échanges entre Européens. Selon les règles du concert, un conflit est acceptable s’il est soutenu par la poursuite d’intérêts rationnels, il y a alors une solution élaborée en commun (c’est le type de conflit qu’on attendait quand Poutine réclamait de nouvelles garanties de sécurité). Un conflit d’ampleur mû par l’idéologie, des revendications extravagantes ou une démence individuelle n’est pas acceptable. Il y a alors entente pour gérer le perturbateur. On peut s’entendre là-dessus avec la Chine.

3. La monnaie. Il est fascinant de voir que les Occidentaux ont su conserver l’arme de la monnaie dont ils renouvelé les instruments. Ils sont les seuls détenteurs de monnaies universelles et maitrisent l’infrastructure des paiements. C’est une position dont on suivrait longtemps la piste. Sous le « régime de l’or » du 19e siècle l’absence de métal conduisait à renoncer à ses achats ou à accepter les conditions dictées par le créancier pourvu de métal. Détentrices d’un véritable monopole dans l’accès au financement, les puissances européennes firent longtemps de l’acceptation des emprunts étrangers un levier essentiel de leur diplomatie. La suprématie monétaire américaine issue des guerres mondiales recycla ces avantages sous d’autres formes. La Russie est aujourd’hui au pied du mur d’argent. Elle a la seule arme qu’elle ait jamais eue : le défaut de paiement. La Chine hésitera à prendre le relais. Faire de sa monnaie un bien universel signifierait libéraliser les marchés et, in fine, la société.

4. L’énergie. Le pétrole russe en a pris un coup, c’est la cible la plus facile. Les exportations ont baissé de 40%. Les spécialistes savent que les capacités de stockage de la Russie sont limitées. Le choix sera rapidement de laisser couler l’or noir (horreur écologique) ou de fermer les puits, opération complexe et souvent irréversible. Autre sujet, chacun prend conscience de l’opportunité d’accélérer la transition énergétique. Il faut saluer l’ampleur du débat (des discussions, des options, des choix). L’Agence Internationale de l’Energie vient de faire des recommandations pour le très court terme (marcher, prendre les transports publics, etc.). L’effet serait une baisse de 2,7 Mbj (millions barils jour). Hasard ou pas, ce sont à peu près les exportations résiduelles de la Russie…

Pour finir, les images nous indiquent-elles la suite ? On a peut-être rêvé mais il semble que les tempes de Poutine ont quelque peu blanchies ces derniers jours. Surtout, il faut regarder la mine des oligarques et autres dirigeants quand ils écoutent le maître du Kremlin divaguer sur la purification du pays et les moucherons qui seront recrachés. Combien se demandent s’ils feront partie du lot ? Les images dont la propagande russe est si fière nous indiquent peut-être la suite : les Russes rectifieront eux-mêmes l’erreur tragique d’un dirigeant aliéné à ses obsessions, ils l’écarteront.               

 


[1]https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2022/04/mohammed-bin-salman-saudi-arabia-palace-interview/622822/

 

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