Pour en finir avec le "Too Big to Fail"

Pour certains la crise est derrière nous. Pour d’autres, après les mesures d’urgence qui ont évité le pire, le problème reste entier. Mais pour tous, le statu quo ne peut durer.

Le diagnostic après-crise, pour les plus optimistes, est clairement posé : la crise provient d’une prise de risque excessive par les différents opérateurs du secteur bancaire et financier – banques, institutions financières, brokers… Faut-il règlementer encore plus le secteur afin d’éviter les prises de risques excessives ? D’aucuns le pensent. N’oublions pas toutefois que toute règlementation pousse à l’innovation afin, dans le meilleur des cas, d’en desserrer le carcan ou, mieux encore, carrément en sortir. Prenons Goldman Sachs. Suite à la crise, elle a choisi de se constituer en holding, un statut plus règlementé que le précédent. Dans le même temps, la banque aurait, selon des sources sûres, récemment créé un hedge fund à Londres pour contourner la règlementation bancaire à laquelle elle s’est "soumise".

Comment, dans ces conditions, éviter, comme le pensent les pessimistes, la répétition de crises similaires ? Quels peuvent être les pistes à explorer pour rendre la prise de risque excessive plus "coûteuse" ? Pour essayer d’y répondre, il nous faut revenir sur les raisons fondamentales qui ont conduit à cette situation. Il nous faut également revisiter l’histoire du secteur bancaire et financier afin d’éclairer le présent.

Le secteur bancaire occupe une place particulière dans le système économique, puisqu’il conditionne l’activité économique et, pour cette raison, bénéficie, depuis maintenant presque un siècle, de garanties implicites et explicites de la part des États. Les garanties explicites, communément l’assurance des dépôts et l’accès au prêteur en dernier ressort n’encouragent pas en soi la prise de risque excessive si le prix payé pour en bénéficier correspond au risque encouru¹. Le problème surgit dès lors qu’il s’agit de la garantie implicite offerte au secteur bancaire, notamment la politique du too big to fail². Celle-ci repose sur l’idée selon laquelle certaines banques et certains établissements financiers représentent un tel risque systémique qu’ils doivent être "sauvés" à n’importe quel prix.

Lors de la dernière crise, l’aide cumulée apportée par le Royaume-Uni, les États-Unis et les États membres de la zone euro à leur système bancaire a atteint le niveau record de 14 trillions de dollars, soit 25 % du PIB global, selon une étude de la Banque d’Angleterre³. Les parties prenantes du secteur se sentent légitimement protégées quoiqu’il advienne. Du coup, l’activité de contrôle que devraient exercer les investisseurs privés à travers l’ajustement de la prime de risque ne peut être effective. La question du too big to fail est donc centrale et doit être correctement traitée si l’objectif des réformes est d’œuvrer pour la promotion de la stabilité du système bancaire et financier.

L’alternative qui s’offre aux régulateurs est simple : soit ils assument pleinement le principe du too big to fail et prennent en compte ses effets collatéraux dans le design de la future réglementation ; soit ils abandonnent ce principe, mais doivent trouver un moyen crédible de le faire, ce qui, en période d’après-crise, est loin d’être évident. Néanmoins, dans un premier temps, une refonte totale des prérogatives de la banque centrale pourrait être un premier pas dans cette direction. Il faudrait que la banque centrale s’occupe uniquement de la mise en œuvre de la politique monétaire et qu’elle renonce à ses fonctions de prêteur en dernier ressort afin d’éviter une ambiguïté sur le périmètre réel de son action.

Sans nier les vertus de l’existence d’un prêteur en dernier ressort, on peut s’inspirer des exemples de clearinghouses privées qui ont existé aux États-Unis avant la création de la Federal Reserve. Privatiser la fonction de prêteur en dernier ressort présente plusieurs avantages : les clearinghouses sont gérées par leurs membres, en l’occurrence les banques commerciales, qui fixent les règles d’admission ainsi que les règles d’accès aux facilités de liquidité en cas d’illiquidité temporaire4.

Comme les clearinghouses sont en charge des compensations interbancaires, elles peuvent également gérer les problèmes d’illiquidité temporaire, aussi bien au niveau individuel que collectif. En cas de situation d’illiquidité collective – situation que le prêteur en dernier ressort tente de prévenir et à laquelle, le cas échéant, il remédie –, ils peuvent émettre une forme de monnaie supérieure ayant comme support les « réserves » des membres, dont la circulation est limitée exclusivement aux banques membres et dont l’existence cesse dès lors que la crise est résolue. L’intérêt de privatiser cette fonction est multiple : les banques commerciales sont plus à même d’évaluer la solidité financière de leurs pairs et de fixer ainsi les pénalités adéquates en cas d’illiquidité temporaire. En outre, comme ils n’ont pas le monopole d’émission monétaire, leur capacité à financer leurs membres en cas de problème est limitée, ce qui rend crédible l’abandon de la politique du too big to fail. Mais la privatisation de la fonction de prêteur en dernier ressort ne fait que résoudre en partie le problème du too big to fail : elle n’empêche pas le gouvernement de vouloir sauver « ses grandes banques ». Contre ce type de risque, il n’y a guère de solution, à part celle d’inscrire dans la Constitution l’interdiction faite au gouvernement de secourir les établissements bancaires et financiers.

Un autre moyen de limiter la prise de risque excessive, piste rarement évoquée5, serait de réfléchir à la responsabilité des actionnaires. Le régime actuel des établissements bancaires est en général celui de la responsabilité limitée. En d’autres termes, en cas de faillite, les actionnaires ne perdent que leur investissement initial. Sous un tel régime, l’incitation au contrôle des décisions prises par les managers est très faible, voire inexistante. Ce sont des problèmes de gouvernance courants et largement discutés à propos de la séparation de la propriété et du contrôle6. Les décisionnaires jouissent d’une liberté d’action limitée uniquement par le contrôle externe exercé par les créanciers. Or les garanties explicites et implicites offertes à la fois par les autorités monétaires et bancaires et par les gouvernements n’ont jamais été aussi étendues. Cette situation conduit à une sous-estimation systématique du risque par les créanciers. Ce qui remet fortement en cause l’efficacité même de la discipline de marché. La situation actuelle est par conséquent sans précédent : les banques et les établissements financiers peuvent prendre des décisions en toute impunité, puisque plus aucun mécanisme de contrôle n’est effectif. Leurs actionnaires tout comme leurs créanciers privés savent qu’ils bénéficient du soutien des autorités et des gouvernements.

Face à une telle impasse, il est intéressant de rappeler que la responsabilité limitée n’a pas toujours été un standard dans l’industrie bancaire, et encore moins dans l’industrie financière européenne et américaine.

En Europe comme aux États-Unis, il faut attendre le XIXème siècle pour que le régime de responsabilité limitée devienne un standard dans l’industrie bancaire7. Aux États-Unis, le statut de la « double responsabilité » des actionnaires des banques commerciales8 a prévalu dans certains États jusqu’à la crise des années 1930.

Ce régime de responsabilité, qualifiée d’« étendue », avait en général été adopté par les États américains économiquement les plus développés, alors que les États comparativement moins développés avaient adopté le statut de la responsabilité limitée9. Cette conversion d’un régime à l’autre, dès lors que la richesse économique augmente, met en exergue le défaut majeur du statut de la responsabilité limitée, à savoir celui d’encourager la prise de risque. Les acteurs de la communauté économique, conscients de la faiblesse du régime de responsabilité limitée dont les effets pouvaient être particulièrement néfastes lorsqu’elle concerne une activité aussi opaque que l’activité bancaire, ont préféré opter pour un régime de responsabilité étendue afin de contrôler la prise de risque.

Sous un régime de responsabilité limitée, le contrôle des risques incombe majoritairement aux seuls créanciers, ce qui n’est pas optimal lorsque ces derniers concernent des activités opaques. Même si les garanties explicites et implicites accordées au secteur bancaire et financier étaient levées, il est peu probable que la capacité des créanciers à évaluer les risques encourus par les banques à leur juste valeur soit avérée, compte tenu du degré de sophistication des instruments développés aujourd’hui par les ingénieurs financiers. Les comportements extrêmes observés et la forte volatilité constatée sur les marchés lors de la récente crise reflètent en réalité les capacités limitées des investisseurs à comprendre les mécanismes sous-jacents à la valorisation des instruments.

Dans ce contexte, une réflexion de fond sur l’opportunité de conserver le régime de responsabilité limitée s’impose, même si cette piste, les rares fois où elle est évoquée, est rapidement écartée10. La responsabilité illimitée peut être perçue comme la preuve d’un engagement des actionnaires à contrôler efficacement les risques pris par les managers, étant donné qu’ils risquent de perdre leur patrimoine si leur entreprise essuie des pertes. Elle est un gage de réputation.

Certes, le choix d’un tel statut n’est pas sans poser le problème de la nature de l’actionnariat. On peut estimer que, dans un tel cadre, l’accès à l’actionnariat est moins démocratique11 qu’en régime de responsabilité limitée. Qu’une levée de fonds propres dans des conditions plus contraignantes et plus coûteuses, ralentit le rythme de développement des activités bancaires et donc, plus généralement, celui de l’activité économique. Ces défauts ne devraient être un frein. La piste de la responsabilité élargie ou illimitée mérite d’être creusée car elle résout les problèmes posés par le degré croissant de l’opacité des activités bancaires qui affaiblit considérablement le contrôle des risques par les créanciers et même par les régulateurs. Dans ces conditions, le salut ne peut venir que du contrôle interne des risques.

L’adoption d’un tel régime ne peut avoir l’impact souhaité sur le contrôle des risques qu’à une condition : l’abandon de la politique du too big to fail. Ainsi, pour la mise en œuvre d’une telle réforme, il faudrait non seulement changer le statut des banques, mais également opter pour l’une des alternatives évoquées plus haut afin de mettre un terme à la politique du too big to fail, à savoir la privatisation des fonctions de prêteur en dernier ressort et/ou l’inscription dans la Constitution de l’interdiction faite au gouvernement de se porter au secours financier des banques.

Si l’abandon de la politique du too big to fail semble difficile à mettre en œuvre – mais pas impossible, c’est une question de volonté politique –, en revanche, l’adoption du statut de responsabilité élargie pourrait être le résultat de réflexions menées par les banques au sein de leur association.

En donnant un signal fort, ce comportement aurait l’avantage de prouver au public qu’elles ont pris la mesure de leur responsabilité dans la crise et qu’elles s’engagent à se réformer en profondeur.

1. Quoique l’assurance des dépôts ait pu conduire à certains excès de déresponsabilisation de la part des déposants et que le degré d’opacité de l’activité bancaire ne garantisse pas toujours que la prime payée par la banque reflète le « vrai » risque encouru.

². La politique du too big to fail est une stratégie explicitement poursuivie par les autorités monétaires et bancaires américaines. Elle est en réalité une stratégie commune à la plupart des pays dotés de systèmes bancaires développés.

³. Alessandri et Haldane, Banking of the State, op. cit., p. 3 et 23.

4. Pour en savoir plus sur l’histoire des clearinghouses aux États-Unis, cf. Timberlake, « The central banking role of clearinghouse associations », Journal of Money, Credit and Banking, vol. 16, no 1, février 1984.

5. Sauf par Charles Goodhart et dans l’article d’Alessandri et Haldane, Banking of the State, op. cit., p. 13-14.

6. Cf notamment Berle et Means, The Modern Corporation & Private Property, New York (N.Y.), Harcourt, Brace & World, 1968, et Wirtz, Les Meilleures Pratiques de gouvernance d’entreprise, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2008.

7. Alessandri et Haldane, Banking of the State, op. cit., p. 14, ainsi que les publications de Grossman ou l’article de Wilson et Kane cités en bibliographie.

8. Cf. les publications de Grossman ou l’article de Wilson et Kane cités en bibliographie.

9. Grossman, « Double liability and bank risk taking », Journal of Money, Credit and Banking, vol. 33, n o 2, mai 2001, p. 143-159.

10. Goodhart, « The regulatory response to the financial crisis », CESifo Working Paper, no 2257, mars 2008, p. 1-25 ; Alessandri et Haldane, Banking of the State, op. cit.

11. Sous un régime de responsabilité illimitée comme dans le cas des partnerships, les actionnaires sont solidaires sur l’ensemble de leur fortune et, dans ce cas, le « club » est souvent très fermé.

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