Bonnes et mauvaises inégalités

Le récent livre de Thomas Piketty, Capital et Idéologie, a relancé le débat sur les moyens de réduire les inégalités. Les positions sont politiquement très clivées : la réduction des inégalités est valorisée à gauche, critiquée à droite et chacun invoque ses arguments économiques ou moraux. Gauche et droite invoquent d’ailleurs chacune la justice à l’appui de leur thèse : la juste égalité entre les citoyens, contre la juste valorisation de chaque réussite individuelle.

Pour nous aider à nous mettre d’accord, je suggère d’utiliser un critère que j’appelle la jouabilité d’une institution : si l’on se représente l’institution comme un jeu, avec ses règles, ses gagnants et ses perdants, est-elle un bon jeu, auquel nous avons plaisir à jouer ?
Le jeu a en effet deux grands avantages par rapport à la morale et surtout à l’économie : chacun sait en parler (c’est la condition d’un débat démocratique) ; et chacun ressent bien ce qu’est un mauvais jeu : il n’a pas de règles claires, il est joué d’avance, ou il n’offre pas de juste revanche.

J’examine dans un livre à venir ce que nous dit la jouabilité de nos différentes institutions : la politique, l’entreprise, les relations internationales… Mais on peut facilement appliquer la jouabilité aux inégalités. Si nous interprétons nos activités sociales comme des jeux, les inégalités vont être les écarts qui apparaissent entre gagnants et perdants. La jouabilité nous aide alors à séparer les bonnes inégalités, celles qui nous font jouer avec plaisir au jeu social, et les mauvaises inégalités, qui nous ôtent le plaisir de jouer.

Deux premiers enseignements généraux découlent du critère de jouabilité, l’un renforce les thèses dites “de gauche” et l’autre celles “de droite”.

  • L’allégorie du jeu révèle la solidarité profonde entre gagnants et perdants

Le gagnant n’existe pas sans les perdants car le jeu s’arrête si ces derniers refusent de jouer, sabotent le jeu, ou même, à l’extrême, décident de pendre quelques gagnants à un lampadaire un soir d’émeute. Une collectivité a donc intérêt à se préoccuper du bon réglage des gains entre gagnants et perdants, et donc à s’intéresser aux inégalités. Un point donné donc à l’approche dite « de gauche ».

  • Ni l’égalité des gains ni l’égalité des chances n’améliorent la jouabilité

L’égalité des gains tue la logique du jeu en niant la responsabilité individuelle : un gagnant mérite un prix parce qu’il est responsable de sa victoire. Et l’égalité des chances est à la fois incontrôlable et incompatible avec la logique du jeu : on peut accepter avec enthousiasme de jouer contre plus fort que soi, en espérant une victoire prestigieuse ou une défaite honorable. Ce point est donné à l’approche dite “de droite”.

Mais la jouabilité donne aussi deux principes plus concrets de répartition des revenus : l’un est bien présent dans nos débats politiques mais l’autre en est largement absent.

  • Une bonne répartition maintient les pauvres dans le jeu.

Un bon jeu offre une juste revanche aux perdants : il doit maintenir les pauvres dans le jeu pour les parties suivantes, avec une vraie chance de gagner. C’est la meilleure justification de la redistribution, qui est donc à la fois dans l’intérêt des gagnants et dans celui des perdants. Et qui reste un objectif bien identifié et encore assez consensuel dans les démocraties européennes.

  • Une bonne répartition plafonne à l’avance les gains maximums

Un jeu perd tout intérêt si le gagnant est connu d’avance. Les riches d’une collectivité doivent donc perdre suffisamment souvent (eux ou un proche), non pas pour la satisfaction malsaine des pauvres, mais pour se préoccuper sincèrement du statut des perdants dans le jeu social.
Et la juste revanche d’un bon jeu suppose que les gains des futurs gagnants soient plafonnés, pour éviter qu’aucun joueur ne dispose ensuite d’une puissance démesurée qui « tuerait » le jeu. Le gagnant d’une partie de Monopoly ne garde pas ses hôtels à la partie suivante.
Ces deux dimensions sont liées : un riche remis à armes égales perdra plus souvent et sera moins capable d’accumuler indéfiniment un avantage décisif sur les autres joueurs.
Les gains maximums sont un angle mort de nos débats politiques, qu’on pourrait formuler ainsi : quel est le super prix à offrir aux supergagnants économiques de nos jeux sociaux pour qu’ils soient super motivés ? La réponse à cette question conduisant à plafonner les patrimoines au niveau convenu par les joueurs-citoyens.

Pour lancer ce nécessaire débat, j’imagine qu’un prix de 1000€ par jour pendant quarante années pour un célibataire, le double pour un couple (soit 15 ou 30 millions au total), serait motivant pour la quasi-totalité de l’humanité. La collectivité laisserait libre d’imposition tous les patrimoines inférieurs, elle autoriserait tous les dons en franchise d’impôt (aux descendants ou à d’autres n’ayant pas atteint le plafond), mais elle bloquerait strictement les patrimoines au niveau convenu, par la fiscalité (sur les revenus ou sur le patrimoine).

(Une version très différente de cet article a été publiée par Variances.eu.)

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