Il faut lire "L’heure des prédateurs" !

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Cover L'heure des prédateurs

Avec « L’heure des prédateurs » (Gallimard 2025), Giuliano da Empoli, conseiller politique[i] et écrivain, nous livre sa vision de l’état du monde. Ce familier des cercles du pouvoir, cerne pour nous les facteurs de transformation de nos sociétés et convoque l’héritage de l’histoire, les ressorts humains, la symbolique des lieux et la puissance de l’innovation technologique. 

Pour lui, c’est une parenthèse de l’histoire qui se referme, celle d’un ordre gouverné par des règles. Ce cadre date de l’après 1945, il s’articule entre les Nations-Unies et les traités internationaux conclus pour rompre avec la barbarie industrialisée et son cortège de souffrances et de morts. Une période conclue par le recours à l’arme atomique. Depuis, un équilibre fondé sur la dissuasion a ouvert une longue période de relative stabilité. Désormais nous entrons dans un monde multipolaire aux mains d’autocrates plus ou moins puissants qui gouvernent à l‘instinct. Ils ne s’embarrassent plus des règles anciennes, de l’intangibilité des frontières, du respect des accords signés ou de la protection des droits de l’homme.  Seuls les rapports de force comptent et pour eux, le maintien au pouvoir. 

L’argentin Javier Milei le reconnait sans ambages : la différence entre un fou et un génie réside  dans la réussite. Dans bien des cas, l’idée de l’état démocratique recule devant celle d’empire, un espace physique où les frontières cèdent la place à des marges vassalisées. Mais, pour le russe Vladislav Sourkov[ii], toute société finit par produire le chaos en son intérieur. Pour résoudre le problème, il faut l’exporter et l’expansion permanente de l’empire devient sa véritable raison d’être. En cas d’échec, il faut un coupable. 
Depuis Rome, les dirigeants savent que la roche Tarpéienne est proche du Capitole et qu’un sort funeste les menace.  C’est le retour de la brutalité et du tragique, bref de l’histoire, de ses convulsions et de ses invariants. Ici Machiavel reste un maître, lui qui a vu dans César Borgia un modèle pour l’éducation d’un prince et une référence pour son manuel de l’usurpateur. Alors, l’action et sa mise en scène sont des obligations constantes et la capacité de sidérer les adversaires tant par l’imprévu que par la brutalité joue un rôle déterminant.  Les exemples récents ne manquent pas, ne serait-ce que la prise effective du pouvoir par le prince Mohamed Ben Salman, la lutte contre le Hamas du président Netanyahou ou les négociations commerciales menées par le président Trump. 

Dans ce contexte, les lieux ont leur signification ; les pôles de pouvoirs se déplacent avec la disparition de l’ordre ancien. Le centre était un point de rayonnement, désormais les modèles viennent indifféremment de la périphérie. Kazan en Russie, Beijing, Abu d’Abi, ou Ryad accueillent les rendez-vous du Sud Global. Le Salvador devient une référence de la lutte contre les mafias. Même Genève n’est plus l’hôte incontournable des négociations quand elles se produisent. Alors, Davos ne dicte plus l’agenda du monde. Certes, les Nations-Unies conservent la cérémonie de l’Assemblée générale et sa tribune depuis laquelle les puissants s’adressent au monde ; le Conseil de sécurité entouré du ballet de ses diplomates se réunit ponctuellement. Mais cela ressemble de plus en plus à un théâtre des faux semblants où l’on trompe ses ennemis pendant qu’on les frappe sur le terrain. 

Et puis la technologie joue son rôle alors que la dissuasion nucléaire n’empêche plus les conflits de se multiplier, y compris en Europe. Nos sociétés dominés par la technoscience ont produit de multiples innovations. Elles devaient accroître l’accès à la connaissance et contribuer à l’émancipation de chacun. La réalité est toute autre. La publicité ciblée s’est déplacée du commerce à la politique comme le montre le scandale de Cambridge Analytica et depuis lors, un ombre de doute plane sur toutes les élections. 
Et surtout, dans un monde numérique, le coût de l’attaque est bien inférieur à celui de la défense Pour neutraliser un drone de quelques centaines de dollars, il faut un missile qui en coûte des millions ; les cyberattaques ne nécessitent que quelques talents et un accès aux réseaux, pourtant leurs impacts peuvent être dévastateurs. Les usages malveillants de l’intelligence artificielle ouvrent des perspectives alarmantes, d’autant qu’elles sont à la portée de  petits groupes d’individus : cyberattaques sur les services critiques, fabrication d’armes rudimentaires mais létales, bricolage de l’ADN, de virus pathogènes, etc. 

Historiquement un tel déséquilibre a coïncidé avec des périodes de troubles et in fine de changements des pouvoirs. Là, ce sont les conquistadors de la Tech qui sont à la manœuvre. Ils ont apporté leur soutien à Jair Bolsonaro, à Javier Milei ou à Nayib Bukele et ils appuient désormais des partis extrémistes en Europe après avoir supporté le Brexit. 
Leurs succès planétaires fondés sur des innovations de rupture en font une nouvelle élite qui rêve d’accéder au premier cercle du pouvoir et de se débarrasser des anciennes élites étrangères à leur vision du monde. Tout particulièrement cette classe de juristes et technocrates modérés, ennuyeux, qui gouvernaient leur pays sur la base d’une démocratie libérale selon les règles du marché. Eux n’ont que mépris pour l’ordre, la prudence ou le respect des règles. En cela ils sont beaucoup plus proches des « borgiens ». Ce sont des héritiers modernes de l’histoire italienne. Comme eux ils ont le goût de l’action et la détestation des limites et des frontières de tous ordres. Les uns et les autres sont des prédateurs, comme le furent en leur temps les conquistadors espagnols qui ont vaincu l’empire aztèque et anéanti sa civilisation. 

L’auteur nous parle aussi de l’intelligence artificielle (IA) et se réfère à Kissinger, qui en avait discerné la capacité à produire de la sidération. Et quand deux papes de l’IA, Sam Altman (OpenAI) et Demis Hassabis (DeepMind), proposent de faire de cette technologie l’instrument d’un gouvernement rationnel de la société, Giuliano da Empoli explique que cela conduit à remplacer le savoir par la foi

Les technologues ne voient pas le problème. Et pourtant, c’est un retour à l’époque d’avant les Lumières dominée par une divinité aux décisions incompréhensibles que l’on priera comme les dieux de l’Antiquité. Voilà qui ressuscite le mythe de la Pythie, délivrant des oracles que ses servants décryptaient à leur convenance, comme le feront les leaders de la Tech avec les outputs de l’IA. 

Le récit de « l’heure des prédateurs » s’achève sur un citation du Château de Kafka et sur son illustration actuelle, l’histoire banale mais édifiante d’un petit village devenu invivable en raison d’un trafic autoroutier incessant lié aux recommandations de Waze, à l’origine de ce flux infernal.

Un livre à lire absolument pour garder les yeux ouverts sur les évolutions en cours de nos sociétés. 

 


 


[i] Giuliano da Empoli, a été notamment conseiller politique de Matteo Renzi, Président du Conseil des ministres en Italie de 2014 à 2016

[ii] Homme d’affaires et politicien russe, considéré comme le principal idéologue du Kremlin dans les années 2000, auteur du concept de « démocratie souveraine ».

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