
Imaginons une démocratie apaisée grâce aux médias et aux journalistes ; imaginons des journalistes sachant mieux écouter ; voire des journalistes aidant les citoyens les plus opposés à s’écouter les uns les autres. Imaginons des consommateurs d’information plus avertis s’informant moins mais mieux ; voire collaborant avec leurs médias préférés.
Au Club des vigilants comme ailleurs on marmonne régulièrement des critiques agacées contre les médias dont tant de maux nous viendraient, mais on aime bien aussi les angles d’attaque originaux et les invités qui tracent des perspectives d’amélioration. C’est pourquoi nous avons invité Nina Fasciaux le 2 juillet. Elle a fait l’expérience du métier de journaliste sur le terrain, en Russie, sans être passée par une école de journalisme. Elle est aujourd’hui formatrice pour le Solutions journalisme network, une fondation américaine qui encourage le développement d’un journalisme s’intéressant autant aux solutions qu’aux problèmes. Elle a publié récemment un livre qui propose un angle d’analyse fort des défauts des médias et explore des solutions intéressantes : Mal entendus. Les Français, les médias et la démocratie (Ed Payot).
Au début devrait être l’écoute. Les êtres humains sont ou se sentent inégalement doués pour cette activité faussement simple. Mais aucun n’est formé à l’écoute. « On n’est pas accompagné à recevoir la parole de l’autre ce qui est d’autant plus problématique quand on est face à quelqu’un qui a une opinion opposée à la nôtre », dit Nina Fasciaux. Même les journalistes. « Une des premières choses que j’ai fait en commençant le livre est d’appeler les directeurs d’écoles de journalisme que je connaissais. La réaction était extraordinaire : les gens étaient atterrés de se rendre compte qu’effectivement l’écoute ne fait pas partie des compétences requises quand on est journaliste. »
Les gens « ordinaires », auxquels les médias ne s’intéressent pas assez, ne sont pas et ne se sentent pas écoutés donc compris. Ceci alimente et renforce des colères. Ils ont l’impression « d’être invisibles, de ne pas compter ». Par le vote Trump beaucoup d’électeurs ont exprimé le sentiment « d’être devenus des habitants de seconde zone, qui ne comptent plus pour la société ».
En France l’incompréhension ressentie par les Gilets jaunes a même dégénéré en agressions physiques contre des journalistes. La « bulle sociale » s’ajoutait à une « écoute » trop sommaire. Le sociologue des médias Jean-Marie Charon « débriefant » cette expérience dans divers séminaires souligne que « très peu de journalistes connaissaient des Gilets jaunes, avant le mouvement, à l’exception d’un journaliste exerçant en ville moyenne, avec une expérience syndicale ».
Aux Etats-Unis la presse n’a pas anticipé la première arrivée de Donald Trump au pouvoir parce qu’elle n’a pas plus écouté, ni plus compris que les Démocrates la frange de l’électorat populaire que Trump et ses mauvais génies ont su capter (voir l’analyse de Giuliano da Empoli dans les Ingénieurs du Chaos). L’une d’entre eux, Amanda Ripley en a tiré un essai et une sorte de doctrine sur la manière de mieux « couvrir » ces sujets : Complicating the Narratives.
Les puissants (par opposition aux gens ordinaires) sont beaucoup plus présents dans les médias, trop présents d’après Nina Fasciaux (chaque tweet de Trump est un évènement). Mais ils ne sont pas forcément mieux écoutés. Des échanges avec la salle lors de sa venue au Club des vigilants ressort notamment un fort agacement des auditeurs d’interviews audiovisuelles, notamment parce que les interlocuteurs sont trop coupés. « C’est le rôle journalistes de les titiller, surtout s’ils déforment les faits et la vérité, dit l’invitée. Mais c’est aussi intéressant d’essayer de comprendre les valeurs qui les animent vraiment, de comprendre ce qui les a amenés à penser ceci ou cela. Cela permettrait de déconstruire certains propos. »
Elle ajoute qu’on peut améliorer l’écoute des journalistes et des médias au quotidien, même dans des formats très contraints par le temps. « Nous avons accompagné des rédactions qui travaillent sur des formats très courts. Nous leur avons suggéré d’utiliser certaines techniques d’écoute en interview préparatoire, avant d’être sur le plateau : laisser un temps de silence, revenir sur ce qui a été dit. On peut ainsi mieux orienter la conversation publique qui va suivre ».
La société a besoin qu’on l’aide à lever tous ses malentendus. L’exemple le plus évident qui tient à cœur à l’invitée est la question climatique. « C’est un cas d’école de malentendu. Tout est simplifié à outrance, tout est binaire. Ces polarisations nous empêchent de voir ce sur quoi on est d’accord et ce sur quoi on pourrait avancer ensemble, nous font croire qu’on est extrêmement divisés sur la question. »
Elle évoque des exemples très concrets de journalistes contribuant à faire que les gens s’écoutent et produisant ainsi des émissions ou articles intéressants. Au Royaume Uni la BBC a imaginé une émission suivie d’autres initiatives sur le thème « Crossing divides ». On invite un éleveur de moutons avec un végétarien. Le journaliste se pose en médiateur. En France, une expérience similaire, « Faut qu’on parle » a été imaginé par Brut et La Croix inspirée de ce qu’avait fait dès 2017 le journal allemand Zeit online (My country talks)
Ce qu’on voit, souligne notre invitée, c’est que « lorsque deux personnes physiques se rencontrent, avant de parler de ce qui les oppose elles créent du lien, instinctivement ». D’autant plus si le journaliste médiateur les y incite. Les gens ne changent pas d’avis -ce n’est pas le but - mais ils ont une tolérance accrue. Ils disent de l’autre personne des choses comme : « je ne pense toujours pas qu’elle a raison, mais elle a ses raisons ». C’est la différence entre la polarisation normale et saine des idées et la polarisation affective nourrie d’animosité. « On parle souvent du rôle démocratique des médias. Moi j’insiste sur ce que pourrait être leur rôle social. Je parle du journalisme comme un métier du lien qui pourrait participer à l’apaisement du débat », dit Nina Fasciaux. Ce qui, même si les sujets et les expériences sont intéressants, peut supposer d’autres critères de valorisation de ce rôle social que le nombre de « clics », l’audience ou les ventes. « Mon livre n’existerait pas si je ne me préoccupais que des droits d’auteurs »
On a aussi parlé des lecteurs et auditeurs. Nina Fasciaux évoque dans son livre les risques « d’infobesité » ou obésité médiatique générés par la disposition en permanence de robinets d’information en continu ou du bruit de fond de la télévision. Elle souligne l’intérêt pour les consommateurs d’information de faire plus attention à ce qu’ils consomment avec sobriété.
Un groupe lié à un membre du Club s’étant aussi intéressé au « journalisme d’engagement », qui implique plus les lecteurs[i], on a évoqué quelques expériences : De Correspondent[ii] aux Pays Bas et Zetland au Danemark
Nina Fasciaux souligne notamment que les préjugés de sa profession sur ce qui intéresse les lecteurs sont loin d’être toujours justes. Nice-Matin, par exemple, publie un dossier par mois sur des solutions. Le journal fait voter ses abonnés sur trois sujets possibles pour le mois suivant. À chaque fois la rédaction prend des paris sur le choix des lecteurs et depuis six ans les journalistes n’ont pratiquement jamais deviné la bonne réponse.
Conclusion ? « Je n’ai jamais rencontré aucun journaliste qui m’ait dit que ça ne l’intéressait pas d’être à l’écoute des gens, dit notre invitée. Ils en sont empêchés par ce qu’ils n’ont pas été formés et parce que les formats et les contraintes du métier font qu’ils n’ont pas le temps. Il y a un enjeu structurel. Il faut revoir la façon dont on produit le journalisme. Avec toutes les menaces qui pèsent sur ce métier (Les réseaux sociaux, l’IA), c’est une opportunité de faire différemment ». Même si notre invitée se dit très inquiète, pas sûre que cette opportunité sera saisie. « Ma plus grande valeur ajoutée de journaliste c’est d’être un être humain moi aussi. C’est une approche un peu anthropologique du métier de journaliste que je propose. »
[i] Ils se sont notamment intéressés en France à Mediacités, Streetpress, Brief.me et Reporterre
[ii] Point 5 du « manifeste » de De Correspondent :
Nous collaborons avec vous, nos membres experts.
Collectivement, nos membres en savent bien plus que nous sur la plupart des sujets que nous abordons. C'est pourquoi De Correspondent ne se contente pas de transmettre des informations ; nous espérons aussi en recevoir. Lorsque nous abordons un sujet qui vous est familier, nous souhaitons que vous partagiez vos connaissances et vos expériences avec nous. Nous rendons publics nos questions de recherche et nos idées d'articles afin de recueillir des commentaires et d'améliorer notre journalisme. Ainsi, nous ne vous considérons pas comme un simple consommateur d'informations, mais comme un expert pouvant apporter des connaissances précieuses.
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