Le libéralisme actuel est-il antilibéral ?

De premier abord, la question a de quoi choquer. Comment oser qualifier d’antilibéral un système économique qui s’est imposé dans le monde entier comme une référence universelle, prônant la libre concurrence et la dérégulation des marchés financiers, en un mot libérant totalement l’économie mondiale de tout contrôle jusqu’à permettre à cette dernière de s’octroyer les pleins pouvoirs ? Et pourtant, si l’on fait l’effort de se replonger dans les origines de cette pensée libérale, la question prend tout son sens …

Aux origines de la pensée libérale

Historiquement, le libéralisme est une doctrine de philosophie politique développée au siècle des Lumières par plusieurs penseurs du politique et fondée sur la liberté et la reconnaissance de l’individu. La pensée libérale s’est ainsi construite entre le 17e et le 18e siècle, grâce à de grands penseurs libéraux qui s’opposent à la monarchie absolue. John Locke en pose les fondements en établissant la théorie des droits naturels. Dans la continuité, Montesquieu cherche à limiter les abus du pouvoir en préconisant dans son ouvrage De l’esprit des lois la séparation de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. Enfin, Rousseau développe un concept clé du libéralisme : le contrat social, pacte entre les citoyens et l’Etat, les premiers déléguant leur pouvoir de décider, le second assurant leur protection en conciliant égalité et liberté. Au 18e siècle, le libéralisme a également été appliqué dans le domaine économique. Il s’agit d’une doctrine qui défend la libre entreprise et la liberté du marché et s’oppose au contrôle par l’Etat de l’économie. Adam Smith est l’un des principaux théoriciens du libéralisme économique, en fondant une théorie selon laquelle « les vices privés font le bien public ». Il décrit notamment le mécanisme de la « main invisible » : chacun, en suivant son intérêt individuel, contribue à l’intérêt de tous.

Les principes du libéralisme

Le libéralisme repose sur trois principes fondateurs : la reconnaissance du droit naturel (chaque être humain possède des droits fondamentaux inaliénables inhérents à la nature humaine, indépendamment des structures sociales dans lesquelles il s’inscrit) ; la liberté individuelle (définie par l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) et le droit de propriété (pouvoir disposer, pour tout individu, librement du fruit de son activité et des richesses générées). Ces droits impliquent en contrepartie des obligations : le droit naturel induit notamment la tolérance à l’égard des idées et des actes d’autrui. La liberté est en outre inséparable de la notion de responsabilité : chaque individu est responsable de ses actions.

Les paradoxes de la pensée libérale

Si la pensée libérale, qu’elle soit appliquée au politique ou à l’économie, est au départ fondée sur les mêmes principes (liberté individuelle, droit naturel, éthique en termes de responsabilité), elle s’exprime pourtant sous des formes très différentes, voire contradictoires, l’articulation entre libéralisme politique et libéralisme économique étant perçue différemment en fonction du rôle attribué à l’Etat. Le libéralisme économique considère que la recherche du profit et de l'intérêt personnel constitue le moteur du progrès. Il doit s'accompagner de libertés fondamentales : liberté de vendre et d'acheter des biens, liberté d'entreprendre et liberté de propriété. Le libéralisme économique défend donc l’égalité de droit mais non l’égalité sociale. Le libéralisme politique désigne un régime politique fondé sur la liberté des citoyens de choisir leurs dirigeants et sur la conception d'un État capable d'arbitrer les conflits et de dégager des consensus. L'intérêt général et le sens du bien commun doivent primer sur l’intérêt privé.

La liberté à l’épreuve du néolibéralisme

Au sein même du libéralisme économique, différents courants de pensée alternent au cours du 20e siècle, faisant passer d’un Etat interventionniste et régulateur proposé par Keynes à une dérégulation favorisant le libre jeu de la concurrence, soutenu par Friedmann et Hayek dans les années 1970, qui marquent l’avènement du « néolibéralisme ».

Dans la version libérale contemporaine, que reste-t-il véritablement des principes de la pensée libérale originelle ? Liberté individuelle, droit naturel (à la liberté et à la propriété) et éthique (responsabilité) sont-ils toujours au centre des préoccupations du néolibéralisme qui s’est imposé à l’échelle mondiale comme le système protéiforme, affirmant son hégémonie tout aussi bien dans les sphères économique que politique et sociale ?

Peut-on encore parler de liberté individuelle lorsque, au nom de la rentabilité et du profit, les salariés sont de plus en plus soumis aux pratiques managériales remettant en cause le principe de liberté ? Quand le pouvoir des élites dirigeantes (les politiques étant subordonnées aux économiques) se rapproche dangereusement d’un fonctionnement oligarchique, que reste-t-il des principes démocratiques, pourtant nés de la pensée libérale ? Liberté illusoire de citoyens dépossédés de leurs droits, dont la participation à la vie politique se réduit à déposer un bulletin de vote dans une urne à chaque échéance électorale ! Quant au troisième principe du libéralisme, l’éthique et tout particulièrement la notion de responsabilité, quel sens a-t-il aujourd’hui, à l’heure où l’intérêt privé rend aveugle à toute forme de morale, où la logique de marché déresponsabilise et dédouane chaque acteur économique, en rendant caduque la notion de bien commun ?

Finalement, alors que la pensée libérale s’inscrivait à l’origine dans un processus d’autonomisation dans le cadre des Lumières du 18e siècle, il semble bien que le néolibéralisme ait engendré une nouvelle forme d’hétéronomie, en tissant un réseau de dépendances multiples beaucoup plus dangereux, car remettant en cause, de façon plus indirecte, l’égalité en droit, non pas à la propriété, mais à la liberté. Sous cet angle, la question posée initialement n’est plus aussi choquante et mérite qu’on s’interroge …

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Commentaires

Excellent article, Stéphanie !

Le libéralisme, né en Angleterre, instauré en France brutalement avec le Révolution, a permis l'extraordinaire développement économique pendant des deux derniers siècles.

Ce libéralisme a une conséquence : les êtres les plus talentueux font des fortunes colossales, qui deviennent rapidement des instruments de pouvoir qui peuvent écraser les êtres sans grand talent. D'où les législations de régulation des rapports économiques et sociaux. Le bilan est "globalement positif", mais peut être amélioré, sans tomber dans les "luttes de classes" , chères à Karl Marx, et un peu démodées.

Les régimes démocratiques sont censés être un frein puissant aux abus libéraux. Une homme, une voix, et ainsi sont élus ceux qui, théoriquement, font le bien public. Mais la démocratie a toujours été à la limite de la crise, l'exemple de Trump le rapelle.

Alors comment faire ? D'abord rappeler, comme l'a dit Churchill, que "la démocratie est un bien mauvais système, mais que c'est encore le moins mauvais". Ensuite exiger la transparence totale de toutes les opérations financières. Le chemin est encore long pour arriverà la transparence totale, mais on progresse. Enfin, à mon avis, admettre que les talents qui créent des actifs utilisables par tous soient justement récompensés, le cas échéant par beaucoup d'argent. Leur droit restant de dépenser cet argent comme ils le veulent, se payer des plaisirs, donner, investir (et c'est ce qu'ils font le plus souvent), ou gaspiller...

Le bien commun augmente toujours avec le libéralisme actuel, avec bien évidemment des contre exemples, mais qui sont évitables, et le seront toujours, si les législateurs sont performants.

Bref, je suis optimiste et vigilant, comme l'était Marc Ullmann, le fondateur du Club des Vigilants

  

Le philosophe André Comte-Sponville a écrit, voici déjà quelques années, un livre très intéressant (Le capitalisme est-il moral ?) dans lequel il nous explique que le capitalisme n'est ni moral ni immoral. Il est amoral. Il se situe, en effet, dans l’ordre économico-techno-scientifique qui s'intéresse à ce qui peut être fait (d'un point de vue économique en l'espèce). Le laisser aller son libre cours conduit inévitablement à des excès, voire des déviances. Il faut donc le soumettre à un ordre supérieur, l’ordre juridico-politique qui définit ce qui est licite ou illicite. Ce dernier ordre étant lui-même soumis à un ordre supérieur, l'ordre de la morale, lequel est lui-même soumis à l'odre de l'éthique. Cette hiérarchie d'ordres est nécessaire pour l'harmonie du tout.

En tant que tel, le libéralisme n'est donc coupable de rien. Si excès il y a (et il y a en effet), c'est parce que l'ordre juridico-politique n'est pas suffisamment vigilant ou n'encadre pas suffisamment (notamment par la loi, mais ce peut-être également par l'éducation).

C'est donc plutôt dans cet ordre que se situent... les désordres.

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