Promouvoir le désarmement nucléaire

L’humanité vit dangereusement. L’arsenal atomique censé la protéger équivaut à 500.000 Hiroshima. La prolifération multiplie les risques d’embrasement. Le statu quo actuel mène à une impasse.

La lutte contre la prolifération nucléaire doit devenir la lutte de l’humanité entière. Observons tout d’abord les faits :

1.Il est hors de doute que l’armement nucléaire est le premier, depuis 6 ou 7000 ans d’histoire connue, dont l’emploi fasse peur aux généraux qui le servent et aux gouvernants qui le commandent.

2.Il est aussi à peu près hors de doute, sauf peut-être pour les plus sommaires des antinucléaires, que la guerre froide n’a pas produit de guerre chaude grâce à la crainte mutuelle des deux protagonistes, peur avivée en Europe par la dissuasion française pour le cas où les Soviétiques auraient pu croire que les Américains laisseraient tomber l’Europe en cas de crise majeure.

3.Il est aussi certain, et historiquement établi maintenant, qu’on a risqué la catastrophe 2 ou 3 fois (blocus de Berlin, fusées de Cuba, et même explosion finale du communisme si l’on en croit les étonnantes déclarations récentes de Gorbatchev).

Cette sagesse ne découlait pas d’une vertu immanente mais d’un certain nombre de codes relatifs à une forme de « dialogue de la dissuasion »:

  • Les protagonistes n’étaient que deux.
  • Chacun des deux gouvernements (ou des trois avec la France) répondait aux principes de Descartes. On était entre gens partageant la même rationalité. Aucun gouvernement ne comptait en son sein de personnes irrationnelles (pour raisons religieuses par exemple).
  • Les codes étaient de part et d’autre à peu près clairs et la ligne jaune à ne pas franchir parfaitement connue.
  • Enfin, l’équilibre dangereux de la guerre froide, appelé équilibre de la terreur mais qui était tout de même un équilibre, permettait en fait à chaque chef de coalition, l’URSS et les USA, de « mettre de l’ordre dans leur camp », et par là d’endiguer les conflits locaux et éviter qu’ils ne dégénèrent.
  • Reste que pendant toute la guerre froide, la limitation de la prolifération a été un souci permanent tant pour les Américains que les Soviétiques.

4.Au début des années 60, le club des nations nucléaires s’est enrichi de trois autres pays : Grande-Bretagne, France et Chine. La crainte de la prolifération s’amplifie. « Il y a présentement cinq pays détenteurs de l’arme nucléaire, si nous ne faisons rien il y en aura 25 à 30 d’ici vingt ans », déclare Kennedy, Président en exercice à l’époque. Il lance les négociations qui aboutiront à la signature, en 1968, du « Traité de Non Prolifération Nucléaire », résultat d’un accord russo-américain, par une soixantaine de nations. Ni la France ni la Chine ne s’y associent.

5.Au début, la diplomatie du TNP fut un succès. Elle conduisit quelques pays, la Suède puis le Brésil et l’Afrique du Sud, à renoncer explicitement à l’arme nucléaire et même pour certains à détruire publiquement leurs rares armes déjà fabriquées.

6.Le club des "cinq" est bientôt rejoint par trois pays, non signataires du TNP, qui parviennent isolément, et grâce sans doute à l’espionnage et à des transactions douteuses à se doter de l’arme nucléaire. Israël d’abord, semble-t-il largement avec l’aide de la France, puis bien plus tard l’Inde et le Pakistan.

7.La fin de la guerre froide change complètement la donne. Avec la chute de l’URSS, l’essor de l’islamisme politique, le développement du terrorisme …, la prolifération devient un danger majeur pour l’humanité entière. Les risques sont multipliés : risques d’accident, risques liés au trafic de matières premières à visée terroriste ou au mauvais usage des arsenaux constitués ... En un mot : les acteurs, dont certains ont des idées fanatiques, sont devenus trop nombreux. La Lybie a pendant des années tenté d’acquérir du combustible nucléaire à usage militaire possible, sans y parvenir. La Corée du Nord et l’Iran semblent techniquement capables d’y parvenir dans un avenir assez proche. Dans les deux cas, la détention de l’arme bouleverserait toute la donne stratégique régionale et pousserait Corée du Sud et Japon d’un côté, Egypte et Syrie de l’autre, l’Irak étant temporairement hors jeu, à vouloir en faire de même.

8.Avec autant d’acteurs avérés et de candidats potentiels à l’arme nucléaire, les règles du « dialogue de la dissuasion » évoquées au point (3) deviennent inopérantes. Les scénarios rationnels ne sont plus valides. Les nouveaux détenteurs n’ont jamais annoncé leur doctrine ni rejeté l’idée d’une arme de combat pour une frappe initiale. La perspective au Pakistan, peut-être même en Inde, et surtout en Iran de l’arrivée au pouvoir de forces politiques à forte résonnance religieuse, au comportement fanatique et peu respectueux de la vie humaine, fait craindre que l’arme nucléaire ne tombe entre des mains beaucoup plus déterminées à l’employer que ce ne fut le cas jusqu’à présent. Si le risque de voir des groupes non étatiques se rendre maîtres de l’arme est faible, il n’en est pas de même du risque de voir un Etat détenteur de l’arme tomber aux mains d’un pouvoir irresponsable.

9.La conscience aigüe que l’humanité marche doucement mais sûrement vers la probabilité croissante de l’usage de l’arme nucléaire, un danger extrême et actuel, mérite notre mobilisation autant que le réchauffement climatique.

10.Tout le monde a admis qu’aucune nation ne peut seule gagner le combat contre la prolifération nucléaire. Pour qu’une pression externe s’impose, il faut sur l’impétrant l’ostracisme général du monde. On l’avait vu à propos de l’apartheid. En la matière, il n’ya pas de substitut au Conseil de sécurité des Nations Unies, seul organe compétent pour décider quelque sanction. Or l’évidence diplomatique est limpide et connue : jamais le Conseil ne se lancera dans une telle politique si cinq nations prétendent garder leurs armes.

C’est cette réalité là qui a amené Henry Kissinger, Sam Nunn, William Perry et George Schultz à prôner, dans une tribune du Wall Street Journal en 2007, le renoncement à l’arme nucléaire.

C’est aussi cela qui a conduit plus de 200 leaders mondiaux (anciens ou toujours en activité) à lancer, en 2008 à Paris, l’initiative « Global Zero ».

C’est enfin cela qui a conduit Obama et Medvedev à ouvrir dans une déclaration commune la perspective d’une proposition de programme de désarmement nucléaire progressif, négocié, dans la perspective à plus long terme d’une élimination complète de l’arme nucléaire.

Cette proposition serait soumise à la conférence quinquennale d’examen du Traité de Non Prolifération qui se tiendra au printemps 2010.

Les réactions à cette proposition américano-russes sont nombreuses. Gordon Brown, Premier ministre britannique, l’a déjà approuvé publiquement. La Chine ne s’est pas encore prononcée mais a donné quelques signes d’intérêt. Elle était ainsi la seule à se faire représenter par des Ambassadeurs mandatés, dès 1997, à la Commission Canberra sur l’élimination des armes nucléaires et, en 2007, à la Conférence de Boston.

En Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, mais aussi en Russie et en Chine, universités, Etats Majors et sociétés civiles se sont largement saisis de ces questions et les discutent. En France, c’est le silence quasi total qui prédomine. Pourquoi ?

Une des raisons tient à la genèse de la bombe française. Ce succès, malgré l’opposition des Américains, a constitué le socle de la dissuasion nucléaire française. Il a permis à la France, face au changement de doctrine de l’OTAN et à la riposte flexible imposée par les Américains, de quitter l’organisation en 1966 dans le but assumé de défendre elle-même ses intérêts. Depuis, la dissuasion nucléaire est très fortement intégrée dans la conscience collective française.

L’unanimisme conjoint de nos intellectuels virant nationalistes, de notre establishment scientifique civil entraînant les militaires, de nos diplomates influençant la population énarchique, et durant cinquante ans des gouvernements successifs, a créé ce consensus fabuleux et indiscuté autour du fait que l’arme nucléaire est indispensable à la France.
La détention par la France de l’arme nucléaire au service d’une stratégie de dissuasion n’est plus discutée par personne. A croire que c’est une donnée de notre identité nationale. A l’heure où Américains et Russes se saisissent de la question du désarmement nucléaire, cette situation n’est plus tenable.

En outre, parmi les innombrables conflits, tensions, hostilités latentes qui sévissent dans le monde, il n'est aucune situation qui conduise quelque stratège que ce soit à anticiper un type de conflit pour lequel le traitement par l'arme nucléaire soit considéré comme pertinent.

La France ne peut, au nom de sa souveraineté et de sa grandeur, rester à l’écart de ce processus de désarmement. Elle serait ostracisée par le reste du monde et le paierait cher sur le plan économique, mais aussi en termes d’image et de réputation.
Certes, l’intérêt des nations est de se protéger. Avec la fin de la guerre froide et le 11 septembre, l’environnement géostratégique a radicalement changé. Aujourd’hui, le risque le plus important est de voir l’arme nucléaire tomber entre de "mauvaises mains" qui n’hésiteront pas à s’en servir. Le désarmement est, dans ce contexte, le seul moyen d’empêcher les candidats futurs à l’arme nucléaire de franchir le pas. D’autant qu’il n’obère en rien, la capacité des puissances nucléaires actuelles à "refabriquer" des armes nucléaires en cas de besoin.

La France doit impérativement sortir de son assourdissant silence et prendre l’engagement public, avant la réunion quinquennale d’examen du TNP du printemps prochain, de se joindre à un mouvement de désarmement nucléaire progressif mais complet s’il est effectivement, ce qui paraît probable, lancé par Obama et Medvedev.

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Commentaires

Si l’arme nucléaire n’a jamais été utilisée, autrement que par les Etats-Unis, c’est parce que jusqu’à aujourd’hui les décideurs concernés ont su contenir, dans diverses crises, les pulsions de quelques « faucons » et imposer sang froid et prudence.

Affirmer que la multiplication des détenteurs augmente le risque d’emploi revient à faire le procès des futurs décideurs comme incapables d’adopter cette même attitude. Ce point de vue, très contestable, ne manquera pas d’être dénoncé et il serait prudent avant toute décision d’être certain de pouvoir convaincre la Communauté internationale de son bien fondé.

Au-delà de ce préalable de bon sens, et dans l’hypothèse où le projet de dénucléariser la planète est envisagé, il convient de s’interroger sur la faisabilité des démarches proposées. C’est alors qu’apparaissent des écueils qui semblent difficilement contournables :

?seul un désarmement global a du sens, il paraîtrait imprudent de désarmer les puissances du Conseil de sécurité, en laissant les autres nations conserver leurs armes. Dans ces conditions, imagine-t-on qu’Israël désarme, elle qui a constitué son arsenal sans menace nucléaire et qui aujourd’hui est confrontée à cette menace ?

?comment alors obliger les détenteurs d’armes tels la Corée du Nord, le Pakistan, l’Inde et l’Iran, sans doute pourvue d’ici là, à supprimer leurs armements ? La seule mise au ban de la Communauté des nations paraît fort hypothétique. La comparaison avec l’apartheid n’a pas de sens, les enjeux sont stratégiquement différents.

?les propositions de Global Zero font curieusement l’impasse sur la capacité de certaines nations à construire une force militaire nucléaire, dans la discrétion et contre toute résolution du Conseil de sécurité. L’affaire iranienne montre bien combien à la fois l’hypothèse d’une action militaire de coercition, et celle de sanctions apparaissent comme d’une efficacité douteuse. Un Etat décidé ne peut être empêché d’accéder à cet outil.

Le monde serait peut être plus serein et moins dépensier sans armement nucléaire. Etablir une gouvernance mondiale, munie d’outils de contrainte, susceptible d’imposer une exigence de « non nucléaire militaire » est sans doute l’utopie à poursuivre. Au demeurant aujourd’hui, les chances de son développement sont improbables.
Il conviendrait avant toute chose de créer une certaine confiance dans les relations internationales, ce qui passe inéluctablement par le règlement du conflit du Proche Orient pour pacifier la région la plus sensible aux poussées nucléaire militaires, condition évidemment nécessaire même si elle n’est pas suffisante.

Proposer Global Zero avant la paix au Proche Orient est illusoire. C’est « mettre la charrue avant les bœufs ». Commençons pas investir dans le règlement de ce conflit, après quoi d’autres portes pourront peut être s’ouvrir.

Quant à la France, il est prudent qu’elle reste en retrait. Le général Etienne Copel rappelle utilement, dans un article paru dans La Revue d’avril 2010, que « durant la Guerre froide, Soviétiques et Américains ont accumulé une telle quantité d’armes nucléaires que, même après des réductions importantes, ils détiendront encore ensemble près de 95% des stocks mondiaux » …

Vouloir, dans ce contexte, jouer les « bons élèves » et fournir des gages avant même que les plus puissants l’aient fait revient à se proposer comme victime consentante, et inéluctablement comme dupe. A moins que la démarche consiste, comme on peut l’imaginer, en une position de principe où le verbe fera fonction d’action.

Jean François Coustillière
Consultant indépendant

Excellent commentaire de J-F. Coustillière

"Global zero" est une manoeuvre grossière de la super puissance pour déblayer le terrain dans le camp qu'elle prétend dominer seule. L'excellente argumentation de J.F.Coustillière est à prendre au sérieux, et le bon sens veut que les Français restent dans le "consensus" actuel, sans se fier à ceux qui leur proposent benoitement "passe-moi ta montre, je te donnerai l'heure".

Bonjour,

Je trouve votre site, pas tout à fait par hasard, au cours de mes recherches. Je viens de lire l'article sur le désarmement nucléaire. Si vous voulez APPRIVOISER L'AVENIR, il faudra faire plus et mieux.
C'est pourquoi, sans modestie aucune, je me permets de vous recommander un livre qui s'intitule tout simplement “Il faut SUPPRIMER L’ARMEE FRANCAISE”. Il sort aux Editions DANGLES. J’en suis l’auteur.
Ce n’est en rien un manifeste pacifiste, antimilitariste ou anarchiste. C’est l’analyse d’un problème politique pas encore posé mais qui le sera.
L’argumentation se fonde sur l’évolution des armements, des conflits, du monde, de la position que nous y occupons désormais, de notre situation géopolitique, économique et sociale, ainsi que d’une certaine vision de notre sécurité et de notre futur. Précision : il ne préconise pas une suppression totale, mais quasi-totale, inclus l’abandon de la force de dissuasion.
Avant édition, il a été procédé à un tirage test à compte d’auteur. Celui-ci a reçu un bon accueil de ses lecteurs – y compris militaires – même si, tout en affirmant être convaincus par l’ensemble des arguments développés, certains, en minorité, ont confessé hésiter à en adopter la conclusion.
Dès la fin de cette semaine, vous pourrez lire des bonnes feuilles, et autres informations, sur un site auquel on accède en tapant le titre du livre.
Vous remerciant de l’attention que vous avez bien voulu consacrer à ce message, je vous prie d’agréer mes salutations les meilleures

.... et pendant ce temps là ...

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