Démographie : changement de donne

L'allongement de l'espérance de vie modifie les relations entre les générations et bouscule les Etats providence. Cette nouvelle donne démographique a des conséquences tant en termes de coûts de santé ou de régimes de retraite par exemple que d’insertion des jeunes ou de propriété du patrimoine qui devraient être repensés dans leurs fondements.

Il y a tout d’abord le vieillissement de la population que l’on définit par l’augmentation de la proportion des personnes âgées. Comment définir précisément la  "personne âgée" ?

En général, et pour se simplifier la vie, on dit qu’une personne âgée est une personne de plus de 60 ans ou de plus de 65 ans. Cette hésitation à mettre le curseur avec précision est symptomatique de la difficulté à définir ce que l’on entend par personne âgée. Dans les années 30 par exemple, Georges Mauco, dans un ouvrage sur les questions démographiques, s’inquiétait déjà de l’augmentation de la proportion des personnes âgées – qualifiées de vieillards (personnes de + de 50 ans). On peut dire que l’on a fait quelques progrès depuis !

En 1945, dans un livre publié chez Gallimard (Des Français pour la France), Alfred Sauvy et Robert Debré ont consacré un chapitre au vieillissement intitulé « L’invasion des vieillards », le vieillard y étant défini comme une personne de plus de 60 ans. Dans les années 80, c’est devenu la personne de plus de 65 ans et maintenant on parle plutôt de "4ème âge" ou plus de 75 ans. Pourquoi ?

Un siècle et demi de stagnation de l’espérance de vie

Revenons un peu en arrière. Nous disposons de chiffres, de très bonne qualité, sur l’évolution de l’espérance de vie aux différents âges (EV) - définie comme le nombre moyen d’années qui reste à vivre à une personne d’un âge donné, en particulier 65 ans - depuis 1806.  L’analyse de ces chiffres montre que l’espérance de vie d’un homme de 65 ans était de dix ans à l’époque napoléonienne. Elle est encore de 10 ans, près de 150 ans plus tard à la fin des années 30 ! Il n’y a donc eu aucun progrès dans la survie des personnes âgées durant des décennies.

A partir de la fin de la deuxième guerre mondiale, les choses commencent à changer. Il y a eu en premier lieu, vers 1945/46, la généralisation des antibiotiques. Le gain en EV est alors d’environ deux ans. L’amélioration est ensuite relativement lente jusqu’en 1975 avec une EV de 14 ans. Curieusement, c’est à partir de cette année là que les progrès s’accélèrent. En 1975, au moment où la première grande crise économique s’installe dans les pays développés, on assiste à une baisse accélérée de la mortalité des plus de 50 ans. L’espérance de vie tourne ainsi, aujourd’hui, autour de 20 ans pour un homme de 65 ans.

Une embellie à partir de 1975

Pour expliquer les raisons de cette embellie, les démographes ont tendance à couper le sujet en plus petits morceaux. On a cherché à voir, dans un premier temps, comment la mortalité par cause, à structure d’âge égale et année par année, a évolué grâce aux très bonnes données dont disposent l’INSERM et de l’INED.

Or, on observe en France, sur les neuf grandes causes de mortalité préconisées par l’OMS, une baisse quasi continue depuis les années 50 dans toutes les catégories. Même les maladies transmissibles, en dehors de la petite "bosse" de l’année 84 liée à l’épidémie du sida, retombent en dessous des niveaux des années 80. Le problème sanitaire et médical du sida est encore énorme. Il n’en reste pas moins que, pour l’épidémiologiste, deux décennies ont suffi pour "digérer" et maîtriser cette épidémie.

Aujourd’hui, les seules causes de mortalité en augmentation sont à chercher du côté des femmes, notamment la prévalence des cancers du poumon et des voies respiratoires et digestives supérieures (VADS) probablement liée à un tabagisme croissant.

Pour le démographe que je suis, cet accroissement général de l’espérance de vie vient contrarier le pessimisme ambiant sur la qualité de notre alimentation et de l’air que nous respirons, le niveau supposé inégalé de stress que nous subirions …

Inégale espérance de vie

Mais est-ce à dire que nous sommes tous égaux par rapport à l’espérance de vie ? En aucun cas. Des études plus fines montrent un tableau moins rose. En particulier lorsqu’on prend comme critère l’incidence des maladies sur l’espérance de vie. Le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) à Lyon, montre par exemple que l’incidence augmente, dans des proportions plus ou moins grandes, quel que soit le type de cancer. Les raisons ? Selon les spécialistes, la première tient à une détection plus précoce grâce aux progrès techniques et médicaux. La seconde est sans doute liée à ce qu’on appelle les conditions de vie, sans que l’on sache, pour l’heure, les caractériser avec plus de précision. Ce qui est sûr, c’est que l’on assiste simultanément à une légère augmentation de l’incidence des pathologies et à une amélioration de l’efficacité des soins qui l’emporte pour l’instant.

Ceci est valable pour la France, l’Allemagne, la Grande Bretagne, l’Italie ou le Japon – leader dans le domaine de la longévité. Il n’en est pas de même, par exemple, aux Etats-Unis. Dans ce pays, l’espérance de vie à la naissance plafonne trois ans en dessous du niveau français. Ou dit autrement : la lutte contre la mortalité accuse 15 ans de retard par rapport à notre pays. La raison essentielle tient à la prévalence de l’obésité. On estime qu’un tiers des Américains sont obèses – ayant un indice de masse corporelle supérieur à 30 – et un autre tiers en surpoids - <25<IMC<30 ! A contrario de la situation japonaise qui conjugue le taux d’obésité le plus faible au monde et une espérance de vie nettement supérieure.

L’origine sociale joue également un rôle non négligeable dans  la stagnation de l’EV aux Etats-Unis. Ils ne sont pas les seuls. La corrélation entre origine sociale et mortalité est significative dans la plupart des pays développés. La différence d’espérance de vie est ainsi de 7 années en France entre un ouvrier sans qualification et un cadre supérieur. L’écart entre hommes et femmes est, quant à lui, de 7,5 années. Au profit des femmes cette fois. En Russie, l’EV des hommes est de 60 ans ; celles des femmes de 72 ans

Des coûts de santé croissants ?

Quelles peuvent être les conséquences d’une telle évolution - une  espérance de vie plus longue et une incidence des maladies plus fréquente - en matière de santé et les coûts de santé ? On pourrait penser que la proportion de personnes âgées allant croissant, les coûts de santé le seront aussi. Lorsque qu’on analyse les coûts par âge, il est vrai que les coûts augmentent rapidement à partir de 60/65 ans. Toutefois, une observation plus fine des faits permet de nuancer la première impression. On a commencé, depuis une quinzaine d’années, à mesurer l’espérance de vie sans incapacité (EVSI) ou en bonne santé. Sur toutes ces années, on constate que l’EVSI augmente plus rapidement (quoique légèrement) que l’espérance de vie elle-même ! Ce qui signifie que le temps moyen passé en mauvaise santé en fin de vie a tendance à diminuer. Ce n’est donc pas tant la durée de vie que l’état de santé des personnes qui importe. Vieillesse ne rime plus automatiquement avec maladie. Et sans surprise, après 65 ans, ce sont les cadres qui ont l’espérance de vie en bonne santé la plus longue (ou EVSI la plus longue) et les ouvriers et employés la plus faible.

On retrouve les mêmes caractéristiques au Japon : c’est là où la fin de vie en mauvaise santé est la plus courte et l’EV la plus forte. C’est le contraire en Russie : l’EV est la plus faible et la durée de vie en mauvaise santé la plus élevé.

On estime par ailleurs que les coûts de santé de la dernière année de vie sont plus de dix fois supérieurs aux coûts d’une année moyenne. Une étude canadienne, publiée au début des années 2000, le corrobore. Brigitte Dormont, économiste de la santé à Dauphine, donne dans un livre intitulé "Les coûts de santé" (Presses de l’Ecole Normale Supérieure) les chiffres de cette enquête d’où il ressort que les coûts de santé de la dernière année de vie tournent autour de 3 000 dollars, contre environ 300 dollars en moyenne les autres années.

Toutes ces observations plaident en faveur d’un relatif optimisme par rapport à l’évolution des coûts de santé. Comment expliquer l’augmentation de 4 %/an en moyenne ces vingt dernières années ?

Elle tient à deux raisons principales. La première concerne le progrès médical et technologique. Les IRM, scanners et autres médicaments innovants coûtent chers. La seconde résulte de la démocratisation de l’accès au système de santé et d’une meilleure performance du système. Prenons le cas des affections cardiaques. Auparavant, le double, triple, voire quadruple pontage était la règle. C’était coûteux et dangereux. On s’y résolvait, de ce fait, le plus tard possible. Aujourd’hui, la technique a évolué. Elle est devenue beaucoup moins invasive grâce à l’injection de ressorts, les stents ; on reste moins d’une journée à l’hôpital et on s’y prend dès les premiers symptômes. On peut dire que ce sont la démocratisation et la performance du système de santé qui permettent, d’une certaine façon, le vieillissement et non le vieillissement qui augmente les coûts de santé. Reste en revanche, un point noir en France : les affections de longue durée (ALD) dont le remboursement est de 100 % sont en nette augmentation.

Les incidences sur les retraites, l’insertion des jeunes ou encore la propriété du patrimoine ?

Ayant participé, en tant que démographe, aux discussions sur la réforme des retraites, j’avoue mon insatisfaction sur la forme et le fond. Sur la forme car elles ont été menées au triple galop. Sur le fond puisque le résultat est, à mon sens, décevant. Pourquoi ? Sur un sujet pareil, nous avions trois leviers principaux d’action : le taux de cotisation, le taux de remplacement et la durée de cotisation. On aurait pu agir sur les trois pour aboutir à une solution pérenne. Il n’en a rien été. Seul l’âge a été retenu.

Or, on a un système de retraite qui a beaucoup et – mal  – vieilli. Datant des ordonnances de 1945, il avait une logique qui correspondait à la situation de la sortie de la guerre. On aurait du partir de cette logique et voir les éléments, et ils sont nombreux, qui ont changé depuis. Je vais en citer quatre :

La pauvreté des "vieux" : dans les attendus des ordonnances de 45, il s’agissait d’ «assurer une fin de vie décente aux travailleurs qui n’étaient plus capables de travailler ». Les travaux, à l’époque, étaient très physiques et la plupart des personnes, arrivées à 65 ans, étaient usées. Leur espérance de vie était de dix ans comme on l’a dit, dont peu en bonne santé et les personnes âgées étaient pauvres. La pauvreté des "vieux" a duré longtemps. Jusqu’à la fin des années 80 environ. Souvenons-nous du livre de Simone de Beauvoir "La vieillesse" où, dès la première page, elle soulignait que vieillesse rimait avec pauvreté.

A partir des années 90, la situation s’est radicalement inversée. Aujourd’hui, ce sont les jeunes qui sont pauvres. La consultation des indices de pauvreté de l’INSEE est édifiante : 14 % des jeunes de moins de 30 ans vivent en dessous du seuil de pauvreté - défini comme la moitié du salaire médian ou près de 750 euros. Le pourcentage de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté au-delà de 30 ans passe à 6/7 % (pour les 35/60 ans), à 4 % (pour les + 60 ans) et à 2,5 % (pour les hommes de + 70 ans).

La reversion des retraites : en 1945, on vivait dans un climat nataliste. La France sortait d’une très longue période où le taux de fécondité était inférieur à celui des pays voisins. Ce qui engendrait de très grandes craintes qui, au début du 20ème siècle juste avant la 1ère guerre mondiale, étaient tout-à-fait légitimes. A partir de 1945, c’est le baby boom qu’on a mis longtemps, près de 4 ans, à caractériser comme tel. Pour favoriser la fécondité, il fallait, dans l’esprit des rédacteurs des ordonnances de sécurité sociale de 1946, sécuriser la situation des femmes au foyer. L’argument principal étant que plus une femme a d’enfants, moins souvent elle est active. Ce qui est encore vrai aujourd’hui puisque le taux d’activité des femmes diminue avec le nombre d’enfants. En instituant la reversion, le gouvernement de l’époque voulait éviter qu’en cas de décès du mari, les femmes ayant élevé plusieurs enfants sans exercer d’activité se retrouvent sans ressources. Reversion qui atteint près de 8 % dans les budgets retraites ! Or, cela n’a rien à voir avec les retraites. Et ce qui était légitime en 45, est légitimement questionnable de nos jours dès lors que 82 % des femmes entre 25 et 55 ans sont actives. La France, avec un des taux de fécondité le plus élevé des pays développés, a su mener une politique familiale permettant aux femmes de concilier vie familiale et professionnelle. A contrario, les pays où le modèle de femme au foyer domine – Allemagne, Italie, Grèce, Espagne, Portugal… - affichent les taux de fécondité les plus faibles. Ce sera bientôt le cas de la plupart des pays musulmans qui nous entourent. En Iran, le taux de fécondité tourne autour de 1,65 enfant/femme, en Tunisie autour de 1,90, dans le Grand Alger, 1,60.

Les régimes spéciaux : à partir de 45, période de plein emploi, pour encourager les gens à postuler dans la fonction publique, il était normal de proposer certains avantages pour compenser la faiblesse, réelle, des salaires. D’où la création des régimes spéciaux. Là encore, la situation s’est inversée. Les fonctionnaires des régimes spéciaux ont la sécurité de l’emploi mais surtout, la plupart des métiers concernés sont en moyenne mieux rémunérés. Le salaire moyen de la fonction publique vient de dépasser, certes légèrement, celui du secteur privé.

Enfin dernier point, l’espérance de vie : en 45, l’espérance de vie des hommes était, à l’âge de 65 ans, de 10 ans. Elle est, aujourd’hui, de 20 ans comme on l’a indiqué.

Tout était donc à changer dans le système de retraite ! Etait-ce trop ambitieux de mettre tout à plat et d’agir sur tous les paramètres qui ont changé depuis ? Je pense que non. D’autres pays l’ont fait. Des pays souvent cités en exemple comme la Finlande et la Suède où les discussions ont respectivement duré huit et six ans, mais aussi l’Italie qui, grâce au ministre des réformes Franco Bassanini sous le gouvernement Prodi, a mené une réforme systémique courageuse et Mario Monti, actuellement, continue dans cette voie.

Ces réformes, notamment en Scandinavie, ont été réussies car elles étaient articulées autour de la question centrale du taux d’activité des + de 55 ans. Ce qui pose un vrai problème en France. Non seulement les Français entrent tard en activité mais ils en sortent aussi plus tôt. L’âge auquel plus de la moitié des hommes se retrouve hors activité est de 58 ans et demi en France ! Loin de l’âge légal de 60 ans ou de 62 ans actuellement. En Suède, l’âge équivalent est de 64 ans. Y a-t-il un miracle scandinave ? Loin de là. La différence avec la France ? Suédois et Finlandais ont d’abord traité la question de l’amélioration de l’emploi des seniors puis complété le dispositif. Quinze ans auparavant, les Finlandais étaient dans la même situation que la France. Ils ont d’abord "erré". Ils ont commencé par des programmes massifs de formation des seniors. Sans résultats. Puis, ils ont réalisé qu’il fallait au contraire cibler la tranche des 45/50 ans, l’âge fatidique où le décrochage peut mener rapidement à l’inactivité. Cette deuxième expérience fut la bonne. Aujourd’hui, ils en touchent les bénéfices car le taux d’activité des seniors a doublé, ce qui rend viable leur système de retraites. Parler de vieillissement et de l’effet mécanique du rapport actifs/inactifs dans la discussion sur les retraites est, à mon sens, réducteur.

Dans un travail que j’ai réalisé pour le Parlement européen, j’avais calculé que l’on pouvait faire face au vieillissement de la population et au financement des retraites à condition de développer les deux réserves d’activité existantes : celle des seniors et celle des femmes. L’amélioration du taux d’activité des séniors et des femmes est primordiale.  82 % des femmes sont en activité en France. Elles sont 94 % en Suède. Et plus de la moitié des hommes de plus de 58 ans et demi est sans activité, ce qui n’arrive qu’à 64 ans en Suède. Appliquer les paramètres suédois à la France, même progressivement, mettrait notre système de retraite en équilibre pour de nombreuses années.

Hervé Le Bras

Directeur de recherche émérite à l'INED

Directeur d'études à l'EHESS

Fellow de Churchill College Cambridge

Verbatim réalisé par Meriem Sidhoum Delahaye

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